[Veille] Electrification des systèmes de transport : la problématique de la Compatibilité ElectroMagnétique

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La décarbonation des systèmes de transport est un enjeu majeur pour répondre à la problématique climatique et aux objectifs de l’Accord de Paris. Comme nous l’avons déjà évoqué dans notre article sur les véhicules électriques, la Stratégie Nationale Bas Carbone de la France vise une diminution de 28 % des émissions de GES du secteur des transports en 2030 par rapport à 2015 et une décarbonation totale du secteur (hors aérien) en 2050, avec l’interdiction de la vente de voitures utilisant des énergies fossiles carbonées d’ici 2040. Le véhicule électrique apparaît comme une des solutions pour assurer la transition bas carbone, à condition de tenir compte du mix énergétique utilisé pour produire l’électricité et du cycle de vie total du véhicule. Deux technologies permettent une motorisation électrique : la batterie électrique et l’hydrogène via les piles à combustible. Nous nous intéressons ici aux véhicules électriques à batterie uniquement. En effet, ces véhicules connaissent un succès grandissant, surtout depuis la crise sanitaire. En avril 2021, la part de marché des véhicules particuliers 100% électriques est de 6,8%, soit +680% par rapport à avril 2020. Les véhicules utilitaires électriques représentent 2,1% de part de marché, soit +767% par rapport à avril 2020. Quant aux véhicules particuliers hybrides rechargeables, ils représentent 7,9% des parts de marché, soit +2512% par rapport à l’année dernière. Cette croissance exponentielle du nombre de véhicules électriques va perdurer puisque les objectifs de la filière sont pour fin 2022 de 600 000 véhicules 100 % électriques en circulation et 400 000 véhicules hybrides rechargeables, soit 1 000 000 de véhicules au total.

Comme vu dans notre précédent article, il existe encore des freins au développement des véhicules électriques à batterie : problème de la recharge, de l’autonomie, des métaux, du recyclage…Les opportunités d’innovation sont nombreuses. Mais il est un sujet dont très peu d’articles parlent et qui est pourtant un point crucial pour le développement des véhicules électriques : la problématique de la Compatibilité Electro Magnétique (CEM). Les experts Carnauto vous expliquent ce domaine d’étude particulier et ses contraintes.

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Plan de l’article :

 

Qu’est-ce que la CEM ?

Tout appareil électrique génère plus ou moins de perturbations électromagnétiques. Les champs électromagnétiques générés par tous les équipements électriques et électroniques perturbent le fonctionnement d’autres équipements. Ainsi, il est interdit d’utiliser un téléphone portable dans un avion parce qu’il émet un champ électromagnétique auxquels les systèmes radioélectriques d’aide au pilotage (navigation, décollage / atterrissage) risquent d’être sensibles.

Les véhicules électriques sont une combinaison de systèmes électriques et électroniques variés . Les sources d’émission de champs magnétiques basses fréquences, selon l’ANSES sont :

  • les câbles de puissance, en particuliers ceux issus de la batterie du véhicule. De plus, dans certains véhicules, la batterie est située à l’arrière de la voiture, tandis que le moteur est situé à l’avant. Les flux de courant électrique entre ces deux points transitant par des câbles situés sous le plancher de la voiture sont responsables de l’émission de champs électromagnétiques;
  • tous les éléments électroniques de puissance, tels que les moteurs électriques, l’alternateur, les pompes, les micromoteurs de la ventilation et de la climatisation, etc.;
  • les renforcements métalliques des pneus de voitures, qui peuvent se magnétiser (processus de fabrication, effet du champ magnétique terrestre), ce qui a pour effet de transformer les pneus en aimants multi-pôles. Lorsque la voiture roule, la rotation des roues génère ainsi un champ électromagnétique basse fréquence, variable en fonction de la vitesse ; dont les batteries et leur système de contrôle, le convertisseur AC-DC, le moteur électrique, les câbles haute puissance…
  • dans les voitures hybrides ou électriques, s’ajoute toute la chaine de traction hybride ou électrique. Au démarrage et lors de la conduite à basse vitesse, le véhicule est alimenté uniquement par le moteur électrique. Au fur et à mesure que la vitesse augmente, le système passe du moteur électrique au moteur à essence. À des vitesses plus élevées, le moteur à essence entraîne non seulement les roues avant, mais dirige également le courant vers le générateur. Ce courant de charge est également source de champs basses fréquences.

Même si au niveau des batteries le système utilise du courant continu (DC), du fait des variations de la charge du moteur et des harmoniques dus aux convertisseurs, un champ magnétique basse fréquence peut être produit. Entre le convertisseur de puissance et le moteur de propulsion, les signaux électriques sont découpés (Modulation de Largeur d’Impulsions) ce qui engendre de forts champs électromagnétiques jusqu’à quelques dizaines de MHz. Les systèmes de propulsion des moteurs électriques et hybrides utilisent des tensions et des courants électriques beaucoup plus élevés que ceux des véhicules à essence. Les voitures hybrides modernes utilisent des technologies améliorant l’efficacité énergétique, telles que le système de récupération d’énergie au freinage, qui convertit l’énergie cinétique du véhicule en énergie électrique pour recharger la batterie (généralement située sous le siège arrière). Ces éléments peuvent avoir des conséquences sur les niveaux d’exposition.

Tout ce qui est présent dans le véhicule électrique en mouvement (ou en charge) est soumis à des contraintes électromagnétiques qui peuvent potentiellement causer des perturbations.

Cela signifie donc que tout ce qui est présent dans le véhicule électrique en mouvement (ou en charge) est soumis à des contraintes électromagnétiques qui peuvent potentiellement causer des perturbations. Lors de la conception d’un véhicule électrique, il faut donc s’assurer que cette « pollution électromagnétique » est sans conséquence sur tous les composants, dont les équipements d’électronique des systèmes embarqués, mais aussi sur les personnes présentes dans l’habitacle.

La Compatibilité Electro Magnétique est alors définie comme étant l’aptitude d’un appareil ou d’un système électrique, ou électronique, à fonctionner comme prévu dans l’environnement électromagnétique pour lequel l’appareil est conçu, sans produire lui-même des perturbations électromagnétiques intolérables. Une bonne compatibilité électromagnétique décrit un état de « bon voisinage électromagnétique », que ce soit d’un point de vue émission ou d’un point de vue réception, ce qui signifie qu’il faut :

  • limiter le niveau des émissions non désirées provenant de l’appareil, afin de ne pas perturber la réception radio ou les autres équipements (côté émetteur) ;
  • être suffisamment immunisé contre les perturbations provenant des autres équipements, ou plus généralement de l’environnement (côté récepteur).

La compatibilité devant être assurée dans les deux sens, on est conduit à définir deux types de phénomènes :

  • Les émissions (terme choisi par les normes aérospatiales ou similaires) ou perturbations (équivalent dans les normes industrielles) désignent les signaux (volontaires ou non) dont la propagation est de nature à nuire au bon fonctionnement des objets ou à la santé des êtres vivants situés au voisinage,
  • La susceptibilité désigne un comportement d’un appareil, en réponse à une contrainte externe (volontaire ou non, naturelle ou artificielle), jugé incompatible avec une utilisation normale. Le contraire de la susceptibilité est l’immunité.

Lorsqu’une incompatibilité électromagnétique apparait, trois éléments sont donc à considérer :

  • la « source » d’émission du signal (naturel ou artificiel) ;
  • la « victime » susceptible à ce signal parasite ;
  • le chemin de « couplage » entre la source et la victime.

 

Les normes et réglementations

Il existe diverses réglementations qui déterminent les niveaux de compatibilité électromagnétique à respecter (directives européennes, FCC pour les USA…). Elles ont établi des méthodes d’évaluation des perturbations, ainsi que des limites de niveau de perturbation à ne pas dépasser ou à supporter dans un environnement donné.

Pour l’Europe, c’est la directive 2014/30/UE relative au rapprochement des législations des Etats membres concernant la compatibilité électromagnétique qui s’applique, le texte français de transposition étant le décret n° 2015-1084 du 27 août 2015 relatif à la compatibilité électromagnétique des équipements électriques et électroniques.

Plus particulièrement dans le secteur automobile les normes européennes suivantes sont applicables dans le cadre de la directive 2014/30/UE:

  • ECE-R101 : cette norme décrit les exigences légales minimales en matière de compatibilité électromagnétique dans le secteur automobile. Lors du contrôle, on vérifie si les émissions parasites du produit ou la réception de perturbations, par exemple par radio, se situent dans la plage admissible. Chaque produit est marqué d’un «E» et d’un chiffre encerclés. Tous les produits électriques montés sur des véhicules automobiles doivent être homologués ECE-R10. Les seules exceptions sont les engins utilisés en agriculture et en sylviculture. Les équipements pour ces engins doivent respecter la directive générale 2014/30/UE concernant la compatibilité électromagnétique. La directive CEM définit par quel moyen les appareils électriques de toute sorte doivent parvenir à la compatibilité électromagnétique.
  • CISPR 252 : la norme CISPR 25 décrit les caractéristiques de perturbation radioélectrique pour la protection des récepteurs utilisés à bord de véhicules, de bateaux et sur des appareils, ainsi que les valeurs limites et méthodes de mesure. Cette norme ne constitue pas une exigence légale, mais sert à la classification qualitative de la CEM d’un produit. Elle recouvre la plage de fréquence de 150 kHz à 2500 MHz. Elle utilise une classification de 1 à 5, où les produits de classe 5 satisfont aux exigences les plus élevées et sont adaptés même aux montages directement à côté d’une antenne. Les normes légales (ECE-R10) sont satisfaites dès la classe 3, qui garantit une protection adéquate dans les cas pratiques courants.

En ce qui concerne la protection humaine vis-à-vis de l’exposition à des champs électromagnétiques, en Europe la règlementation en vigueur fait la distinction entre exposition dans un cadre professionnel (directive 2013/35/UE) et grand public (recommandation européenne du 12 juillet 1999). Des renseignements plus précis à ce sujet peuvent être trouvés sur le site de l’INERIS (https://ondes-info.ineris.fr/content/valeurs_limites_exposition), mais il est important de souligner deux points : a) la directive 2013/35/UE reprend pour l’essentiel les recommandations de l’ICNIRP de 2010, tandis que la recommandation de 1999 se base sur les recommandations de l’ICNIRP de 1998, donc plus anciennes, b) dans les deux cas, seuls les effets avérés, à court terme, sont pris en compte dans la définition des limites, et notamment la stimulation nerveuse (jusqu’à 100 kHz) et des phénomènes d’échauffement (à partir de 10 kHz). Le fait de ne pas prendre en compte d’éventuels effets à plus long terme est un sujet extrêmement polémique, sur lequel il est difficile de communiquer.

Les tests

Comme il existe deux sens pour la compatibilité électromagnétique (émetteur et récepteur), on distingue deux types d’essais CEM :

  • Essais d’émissions conduites et rayonnées : Les perturbations en conduction et rayonnées (champ électrique, champ magnétique) générées par l’appareil sous test sont mesurées et comparées aux valeurs limites définies par les normes ou aux spécifications du constructeur.
  • Essais d’immunité aux émissions conduites et rayonnées : le fonctionnement de l’appareil sous test est analysé alors qu’il est soumis à des signaux et ondes de perturbation électromagnétiques rayonnées et conduites. Le type et les niveaux de ces perturbations sont définies par les normes ou les spécifications du constructeur.
Chambre semi anechoïque de l’ESIGELEC (Carnot ESP)

Seuls quelques constructeurs mettent en avant leurs tests concernant la CEM.

On peut ainsi citer le constructeur croate RIMAC qui a soumis son futur modèle la Rimac C_Two a des tests de compatibilité électromagnétique. En effet, ce véhicule se présentant comme étant la voiture la plus puissante du moment, le rayonnement électromagnétique est par conséquent important également. Elle a donc été placée dans une chambre semi-anéchoïque qui isole le véhicule contre toutes perturbations externes. Les ingénieurs du constructeur l’ont ensuite soumise à des fréquences électromagnétiques qui varient entre 20 mégahertz et 20 gigahertz. Durant ce processus, ses composants ont été mis à l’essai, comme les essuie-glaces, le système multimédia et, même, le système de chauffage/climatisation afin de s’assurer que le tout réagit bien à la surcharge de radiations.

Il y a presque 2 ans, Daimler annonçait l’ouverture de son centre pour la compatibilité électromagnétique lui permettant de s’assurer de la protection des données échangées, de l’inviolabilité des systèmes agissant sur le démarrage et la conduite des véhicules concernés, de l’absence d’interférences entre les différents dispositifs et antennes installés à bord mais aussi avec les émetteurs et récepteurs extérieurs, de la qualité et des performances de tous les services, et de l’absence de danger pour les passagers.

Influence des perturbations électromagnétiques

Sur les équipements

Comme expliqué précédemment, les interférences électromagnétiques peuvent avoir des effets néfastes sur certains éléments d’électronique embarquée, pouvant donc mettre en cause la sécurité du véhicule. Les systèmes d’aide à la conduite avancés (ADAS) ou les équipements de sécurité doivent être plus particulièrement testés.

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L’année dernière par exemple, il semblerait que du parasitage électromagnétique serait à l’origine de dysfonctionnements sur les déclenchements d’airbags et de prétensionneurs de ceintures de sécurité.

En 2018, la société Mobileye évoquait des perturbations électromagnétiques pour justifier l’erreur de conduite de sa voiture autonome lors du passage d’un feu rouge, qu’elle avait grillé.

Sur les personnes

Les interactions entre les ondes électromagnétiques et le corps humain sont complexes et dépendent d’un grand nombre de facteurs liés aux caractéristiques de l’onde et du tissu biologique rencontré.

Un champ électromagnétique a généralement deux composantes – un champ électrique et un champ magnétique – et la nature des interactions est différente pour chacune de ces composantes. L’importance des interactions dépend des paramètres suivants :

  • l’intensité, la fréquence et l’orientation du champ électromagnétique auquel le tissu est exposé ;
  • la géométrie du tissu, ses caractéristiques électromagnétiques (perméabilité magnétique et permittivité diélectrique) et sa conductivité ;
  • le couplage entre le champ et le corps (tissus, organes…).

 

Une étude de l’ANSES de 2020 indique que Les moyens de transport, tels que les trains et trams alimentés par des lignes électriques, constituent des sources de champs électromagnétiques basses fréquences (entre 0 et quelques kHz). Récemment, des interrogations ont émergé sur l’exposition liée aux véhicules à moteur électrique, thermique et hybride. Relativement peu d’études ont été conduites sur les niveaux d’exposition aux champs électromagnétiques basses fréquences dans et à proximité des moyens de transport tels que les trains, trams, véhicules à moteurs thermiques, hybrides ou électriques (cf. 5.2.2.4). Les champs magnétiques provenant des moyens de transport sont non-sinusoïdaux et varient constamment. Ils peuvent donc se situer dans une large gamme de fréquences, de quelques Hz jusqu’au-delà des basses fréquences.

Les connaissances et les mesures des champs dans les voitures (électriques ou conventionnelles) sont encore parcellaires, d’après une synthèse effectuée par Gaëlle Guillossou pour EDF. Dans les basses fréquences (0 Hz < f ≤ quelques kHz), l’ANSES indique des mesures de l’exposition généralement inférieures à 2 μT dans les véhicules automobiles, indépendamment de la nature de la motorisation, thermique, électrique ou hybride. Les nouvelles voitures hybrides produiraient des champs magnétiques d’intensité légèrement plus élevée que les autres types de voitures (diesel, essence, électrique). Ces niveaux sont comparables à ceux rencontrés en environnement résidentiel.

Cependant ce travail de caractérisation des champs électromagnétiques basses fréquences dans les véhicules est relativement récent et il n’existe pas encore de convergence des approches méthodologiques pour évaluer les expositions. Le sujet pourrait néanmoins réapparaitre dans les media avec la charge inductive des véhicules électriques, dont les fréquences sont plus élevées (pour l’instant, discussions au niveau normatif).

Quelle que soit la fréquence, quand les expositions respectent les valeurs imposées par la réglementation (Directive 2013/1074/UE et recommandation 1999/535/CE), aucun effet direct sur la santé n’est attendu.

A noter que la Chine a annoncé l’année dernière vouloir règlementer plus strictement la qualité de l’air dans les habitacles de voiture. Cette règlementation inclurait des tests des niveaux de rayonnement électromagnétique.

 

Voies d’innovation ?

Pour ce qui est des opportunités d’innovation, blindages et nouveaux matériaux semblent être les principaux axes de recherche mais il n’existe que très peu de communication à ce sujet. Nous donnons quelques exemples ci-dessous :

 

Apports Carnauto

Le laboratoire IRSEEM de l’Esigelec, Carnot Energie et Systèmes de Propulsion,  a une plateforme CEM qui permet de modéliser, simuler et tester la compatibilité électromagnétique et la fiabilité des systèmes et composants électroniques ainsi que les antennes et technologies de communication RF. Voir la plaquette de cette plateforme.

 

Le laboratoire Ampère de l’Institut Carnot Ingénierie@Lyon travaille depuis plusieurs décennies sur les problèmes de CEM dans les transports (terrestre, aéronautique et ferroviaire), plus particulièrement sur la contribution des convertisseurs de puissance au sein des systèmes de transport. Les aspects d’exposition des personnes aux champs électromagnétiques ont été introduits dans les recherches menées au laboratoire dans les années 2000 en lien avec l’avènement de la téléphonie mobile et de l’augmentation de l’utilisation de l’énergie électrique. Ces recherches font maintenant partie intégrantes des aspects CEM traités à Ampère. Ils ont aussi été intégrés aux enseignements de CEM dispensés en M2 EEEA de Lyon 1 et en dernière année de l’ECL.

Le laboratoire Ampère est équipé d’un centre de mesures en CEM (cage de Faraday anéchoïde, récepteurs de mesures, antennes, sondes, VNA …) qui permet de valider les approches de modélisation et de dimensionnement. L’objectif étant de tenir compte de la CEM très tôt dans le design flow des produits et non plus seulement durant la phase de certification. En effet, la prise en compte précoce de la CEM évite un surcoût et un allongement du temps de mise sur le marché en cas de problèmes lors des mesures normatives en CEM. Nos approches de prédiction de la CEM s’appuient sur des modélisations (notamment pour les applications d’exposition des personnes aux champs EM) et des mesures spécifiques.

C. Chagny pour Carnauto

Crédits icônes :

cosine waves by Chameleon Design from the Noun Project

legislation by Silviu Ojog from the Noun Project

Transmitter by GiulioPN from the Noun Project

Human by Andrejs Kirma from the Noun Project